Quand on est confronté à l’ensemble de la création de Jean-Christophe Philippi, ce n’est pas un monde qui apparaît mais des mondes. La simultanéité de leur construction et la diversité des traces qui s’y jouent, depuis les peintures des grottes préhistoriques jusqu’aux encres d’Henri Michaux, rendent non pertinente la notion même d’Histoire de l’art dans son obéissance à l’ordre dit chronologique. Philippi reprend souvent une première œuvre comme si cette première figure exigeait de faire apparaître les autres présences invisibles qu’elle contient. Il créé ainsi un mouvement qui peut se révéler parfois comme l’oeuvre elle-même et ces amas de dessins et de peintures, comme des amas d’étoiles dont la lumière ne nous parvient qu’après la mort de l’artiste, évoquent l’univers où le temps c’est de l’espace, espace du papier souvent immense dans sa longueur ou sa hauteur, au point où parfois seule une cathédrale donne l’impression de pouvoir les accueillir.
Qui dit univers dit Big Bang. On retrouve presque toujours dans les écrits sur les oeuvres des artistes l’obsession d’une origine. Cette obsession ignore le déjà là en chacun de nous, mystère d’un accès à une mémoire de l’humain en nous et qui fait partie de ce qu’on appelle le don. Alors, pour ne pas être confronté à ce mystère, on cherche en dehors de l’artiste, un parent, un enseignant et plus tard un autre artiste ; on prononce alors le mot magique, « influence ». Quand on ne cherche dans le travail d’un artiste que l’influence d’un autre, on cherche à éviter une singularité qui nous dérangerait. Il se peut qu’un parent, un enseignant ou un autre artiste, ou encore une œuvre seule, aient été porteurs de traces cherchant à se transmettre et que l’artiste ait eu en lui de quoi reprendre ces traces et en faire le départ pour en créer de nouvelles.
Il en a sans doute été ainsi pour les vitraux de la cathédrale de Strasbourg dont Philippi nous dit qu’ils ont provoqué en lui un « éblouissement », mot qui peut faire écran au travail intérieur de réception qui se fait lors d’une telle expérience. N’importe quel dessin ou peinture de Jean-Christophe Philippi me donne l’impression que le Big Bang de son expansion créatrice, cet événement intérieur inaccessible, jamais entamé ni usé, se répète chaque fois qu’il lance sur le papier un crayon ou un pinceau comme des dés ou qu’il y presse ses mains nues trempées d’encre ou de peinture.
Il dit qu’il commence «à l’aveugle», qu’ensuite il « surligne ». Il ne dit pas « gribouiller » mais bon nombre de ses dessins où les corps et les visages sont enfouis au coeur d’une prolifération de lignes courbes évoquent ce mot qui parle de la commune naissance du dessin et de l’écriture qui continuent souvent de s’entrelacer chez Philippi. Mais ceux qui ont dû débroussailler un sous-bois envahi par les ronces jusqu’à hauteur d’homme peuvent aussi reconnaître la broussaille dans le gribouillis et comprendre que leur regard doit d’abord s’habituer à cette végétation pour entrevoir les jeunes pousses de corps ou de visages nés de cette matrice. D’autres penseront que l’artiste a commencé par faire proliférer cette végétation pour prendre le maquis loin des autorités qui occupent le terrain de l’art, élargissant ainsi la nécessité du secret intérieur qui est aussi celle de la solitude de l’artiste dans son atelier.
Je me rends compte que je n’ai encore rien dit d’un autre monde dans la création de Jean-Christophe Philippi, celui où s’alignent des gisants debout, dont le hiératisme fait se rejoindre la peinture et la statuaire depuis l’antiquité. Leur nombre fait penser à une foule comme on la retrouve dans beaucoup de ses dessins, mais, isolé dans son sarcophage de vitrail, chacun de ces gisants debout est seul, Adam avant toute Eve et avant tout autre homme, ou tout simplement l’artiste qui doit toujours renaître de la mort dans laquelle ne cesse de l’enfermer l’oeuvre déjà accomplie.