Exposition en cour : Mary Lou Freel 

Mary Lou Freel s’offre ici une récréation en inventant des personnages de cartoon qu’elle dispose comme un rébus. Mais dans cet espace de jeu, elle a brodé, avec son ironie habituelle, les lettres « War end of file », la guerre, affaire classée. Le caractère énigmatique des oeuvres de Mary Lou Freel est ici à son comble avec la figure centrale. La position des bras, dont les coudes s’appuient sur les becs de deux oies sauvages renversées, auraient pu suggérer une posture rituelle de célébration ou de prière s’ils étaient prolongés par des mains jointes mais les mains sont coupées. Qu’auraient-elles pu tenir ? On dirait l’empreinte blanche d’un sexe en érection, blancheur du membre fantôme ou de l’hostie. Ce personnage dont le visage est masqué pr une broderie argentée est coiffé par ce qui pourrait être la cagoule d’un moine ou celle d’un adepte du klux klux klan. Mary Lou Freel a intitulée cette tapisserie « Mage game », titre bien choisi puisque cette brodeuse est une magicienne qui nous tient sous son charme en ne cessant de se métamorphoser.

Mary Lou Freel – Resurrection – bâche de jardin, coton recyclé, bois, acrylique – 300/220cm – 2016

On a l’impression que les grands mythes sont eux aussi utilisés par Mary Lou Freel comme des matériaux recyclés. Avec la mythologie viking, elle continue d’explorer le thème de la guerre sans se départir de son esprit de dérision. Cette bâche de jardin de plus de trois mètres de long, trouvée dans la poubelle d’un chantier, lui donne envie d’une œuvre immense mais ses doigts n’ont plus la force de couvrir de broderie une telle surface et elle cherche, comme toujours, à s’aventurer sur un terrain, vierge pour elle, de son art. Elle décide alors de dessiner avec son aiguille et de façon légère, presque en surfilant. Et il en faut de la légèreté pour soulever cette apologie de la violence guerrière, encore plus alourdie dans sa sinistre réappropiation par l’idéologie nazie. Dans le bas elle installe des personnages sombres et mystérieux, flanqués d’épées ou de poignards dont les poignées évoquent des marionnettes. Au dessus d’eux elle a tracé une ligne blanche sur laquelle elle a brodé en grandes lettres rouges « resurrection », titre de la tapisserie. Deux têtes de mort, ainsi que des loups, un cerf, un sanglier et un corbeau rappellent le bestiaire du Valhalla, nom de ce paradis des guerriers, qu’elle a brodé au sommet de la grande bâche. Sur la gauche, on trouve celui d’Odin dont elle a brodé la tête comme celle d’un être qui rayonne de colère avec la même puissance que le soleil brodé de l’autre côté. Au centre, des bâtons anarchiquement peints et ornementés représentent les âmes des guerriers tentant de monter jusqu’au Valhalla ; mais tout en haut, dérision suprême, un saint tout à fait chrétien les attend, personnage que la brodeuse a découpé sur le tablier de cuisine de sa mère et qu’elle a recousu au sommet de cette mythologie païenne.

LES FILS DES RÉCITS DE MARY LOU FREEL
À part ceux qui ont déjà vu plusieurs de ses tapisseries exposées au MASC, personne ne connaît l’œuvre de Mary Lou Freel, personne n’a entendu parler d’elle ni lu quoi que ce soit à son sujet. Alors comment se fait-il que le MASC propose en 2025 une rétrospective composée de 50 tapisseries créées le long des
cinquante dernières années, représentatives d’une œuvre qui en compte près d’une centaine. La raison en est simple, Mary Lou Freel se tient dans un isolement radical, isolement à l’égard des mouvements, des écoles, des organismes subventionnaires,
des réseaux, même marginaux. Cette solitude silencieuse est ce qui lui permet une immersion continue dans son art auquel elle consacre sa vie. Une galerie prestigieuse à Montréal lui a proposé une grande exposition solo avec un luxueux catalogue,
c’était trop de monde, trop de questions auxquelles il faudrait répondre, trop de projecteurs. Elle a fini par dire non.
L’œuvre de cette inconnue est immense. Elle est une des premières à reprendre la tapisserie brodée à la main comme art figuratif et narratif, la seule à lui donner une telle ampleur en explorant toutes les techniques et les matériaux textiles jusqu’aux déchets qu’elle recycle quand elle découvre que la
production du coton exploite la misère humaine, comme au temps de l’esclavage. Elle crée des textures qui donnent à ses visages une intensité inoubliable. Mary Lou Freel revisite et prolonge toute l’Histoire de la tapisserie, se jouant des mythologies anciennes et actuelles pour les tourner en dérision parfois mais surtout pour y broder sa propre révolte.

Patrick Cady

Le catalogue de l’exposition est enfin arrivé ! 92 pages de tapisseries brodées à la main. 30$