Anna Torma a appris la broderie avec sa mère et sa grand-mère ; cet art est d’emblée pour elle inscrit dans une transmission qui remonte bien en amont de ces deux générations .Quand on explore son univers fantastique, on mesure la mémoire qui l’inspire. Née en 1952 à Tanaors, elle a vécu en Hongrie jusqu’à l’âge de 36 ans, avant de s’installer au Canada. Ses tapisseries portent la trace de métissages culturels, entre l’art occidental traditionnel, contemporain et l’art chinois, surtout dans ses tapisseries de soie peuplées de dragons. Cette confluence évoque l’Histoire de la Hongrie, terre d’invasion et de résistance, l’Histoire de sa langue également, unique en Europe et source des langues amérindiennes.
Antérieure aux tapisseries des dragons, les « Bacchanales » qu’expose le M.A.S.C est peut-être son œuvre la plus longuement travaillée dans tous ses innombrables détails. Deux êtres très colorés, entre l’humain et l’animal, hybridité qu’on retrouve dans toutes les cultures aussi bien chrétiennes que chamaniques, accrochent d’abord le regard. Ils gardent l’accès à l’œuvre. Il faut échapper à la sensualité de leur plumage et de leur fourrure pour entrer. Mais ce sont ensuite les jeunes filles vêtues de blanc, ballerines ou joueuses de tennis, qui arrêtent encore le regard en faisant croire à un ensemble, à une scène facile à saisir. Mais il y a la vieille reine aux seins lourds en poire et avec un ventre qui en a vu d’autres. Femelle dominante, elle semble conduire en tête le cortège des jeunes filles vers un avenir de seins et de ventres lourds. La broderie de la laine fait apparaître les muscles des corps et des visages comme ceux des écorchés. C’est peut-être ce qui rend l’humain si perméable à l’animal dans cette tapisserie
D’Anna Torma, la plus dense de toute son oeuvre. Dans la grande tradition des tapisseries occidentales, le fond est une végétation florale, mais dans laquelle se dissimulent des petits diables, des têtes de petits monstres et de petites filles aux rictus inquiétant. L’ornementation végétale est devenue une jungle intérieure.
Patrick Cady