Mais qu’est-ce que l’art inuit vient faire dans un musée d’art singulier ?
L’art singulier, pour moi, rassemble des artistes dont la singularité, la force de l’expression, ne se laisse enfermer par aucune frontière, aucun ghetto, qu’il soit ethnique comme la notion d’art inuit ou culturel comme la notion d’art brut. Barnabus Arnasungaaq est un grand sculpteur, même s’il partage avec les autres sculpteurs inuit les rondeurs dues à l’habillement avec les bottes, les moufles et la capuche, parce que seule la survie dans le froid et la nuit polaire peut faire resurgir les esprits qui les inspirent. Ces rondeurs sont trompeuses pour les Blancs pour qui elles réveillent les rondeurs de leurs peluches, ne pouvant alors que difficilement percevoir la profondeur et l’originalité d’un sculpteur comme Barnabus Arnasungaaq.
Toute son œuvre est marquée par son expérience de la survie et de la vie nomade avant qu’il ne subisse, comme tout son peuple, la sédentarisation imposée par le gouvernement du Canada qui n’a pas hésité, pour y parvenir, à exterminer leurs chiens de traîneaux. Cet artiste continua toute sa vie à se nourrir des animaux qu’il chassait, de même qu’il traquait dans la pierre le bœuf musqué qui s’y cachait ou délivrait les inuit (mot qui veut dire être humain en inuktituq) qui s’y trouvaient enfermés.
Sculptant le basalte, une roche volcanique très dure, son style a évolué pour aller de plus en plus vers l’essentiel, pour mieux faire apparaître les forces en jeu dans la survie, dans les liens entre les humains, dans les rapports des chamanes avec le monde des esprits et dans le métissage culturel difficile, conflictuel, entre l’animisme et le christianisme. Ce métissage se révèle dans son intensité et son déchirement avec une sculpture dont la première face présente un Dieu avec sa barbe, un ventre bombé très féminin et des pattes griffues de rapace, sans que malgré cela l’ensemble paraisse blasphématoire, mais quand on tourne la sculpture surgit la tête d’un démon inuit ricanant.
Quand j’ai vu pour la première fois une de ses sculptures, ça a été un choc. C’était une femme, reconnaissable à son vêtement en pointe vers le bas; les bras gardant de chaque côté un corps aux épaules massives qui s’affinait vers les jambes, elle avançait imperceptiblement le pied droit tourné vers l’extérieur et ce mouvement à peine visible, que le rehaussement de l’épaule accompagnait, lui donnait encore plus de puissance. La tête était réduite à sa plus simple architecture, les yeux et la bouche soulignés par des traits dessinés sur la pierre sombre encore brute avec les innombrables facettes laissées par ses coups de ciseaux et qu‘on aurait cru polie que par le temps et les éléments. Chez le marchand d’art inuit où avait lieu cette rencontre, sa sculpture avait d’un coup rejeté dans l’ombre toutes les autres. Je crois que c’est ce jour-là que je suis devenu sculpteur, même si ce ne fut qu’avec mes yeux et que mes mains mirent quelques années à les suivre.
Vous aviez vingt quatre ans à ma naissance, nous étions séparés par des millénaires dans nos modes de vie et unis dans notre mémoire animale et humaine par ces mêmes millénaires; est-ce une folie que d’avoir laissé le choc de votre oeuvre se saisir de moi au point de changer le cours de ma vie?
Patrick Cady