Les toiles de Jaber Lutfi racontent toutes une histoire. Ses deux « Visages de Dieu » exposés au MAC.S, portent les traces de la souffrance de l’humain au cœur de chacune de ces histoires. Le premier visage que Jaber Lutfi a peint ne lui est apparu comme étant le visage de Dieu qu’après l’avoir terminé. Il m’a raconté qu’il avait eu peur et qu’il avait du attendre avant de pouvoir se remettre à peindre pour le deuxième visage. Le second est peint dans des tons chauds, des dorés qui lui viennent peut-être des fastes perdus de son Liban natal. Sur ce visage flottent des planètes comme s’il s’étendait aux confins de l’univers. Mais dans ce luxe et cette omnipotence, les yeux, laiteux et vitreux, sont ceux d’un aveugle. Ce visage-là est celui d’un Dieu porteur de la cécité des humains. L’autre visage est celui d’un Dieu porteur de leurs souffrances . Les tons sont froids, dans d’infinies variations entre les gris-bleu et les gris, irisés, nacrés. Peut-être ce Dieu-là est-il plus nordique pour cet oriental chaque année doublement exilé pendant les six mois de l’hiver montréalais. Des aurores boréales se superposent aux paysages dont ce visage semble composé. Mais tout ceci resterait peut-être sans effet si ces visages n’étaient pas peints en gros plan, couvrant tout l’espace de la toile. Or, si Dieu apparaît souvent comme une figure paternelle, un visage en gros plan peut réveiller en nous nos premières émotions liées à la découverte progressive du visage de notre mère. Peut-être est-ce pour cela que le peintre lui-même a eu besoin de temps pour que ce maternel le protège de ce masque de souffrance et de peinture, cachant le visage inconnu de ce Dieu qui énonce dans la Bible l’interdit de le regarder : « Nul ne peut voir ma face et vivre ». On retrouve cet interdit chez les mâles dominants qui considèrent comme un défi à leur autorité le fait d’être regardé dans les yeux. Le Dieu de Jaber Lutfi nous laisse nous approcher, nous regardant de ses yeux presque enfouis sous les souffrances accumulées des humains. Ce regard, le peintre l’a restauré dans son énigme originaire, l’énigme de la force d’une peinture qui retrouve la mémoire de l’art d’une façon absolument contemporaine.
Patrick Cady