Biographie de Mary Lou Freel
Elle est née à Niagara Falls en 1943. Elle a fini par se retrouver à Montréal où elle habite avec ses tapisseries couchées les unes sur les autres sur la planche sommier d’un grand lit à baldaquin. Depuis quarante ans, elle fait aller son aiguille avec du fil de laine, de coton et de soie. C’est sa mère et sa grand-mère qui lui ont appris la manière ; pour l’art, elle ne sait pas d’où ça lui est venu, peut-être de l’imagination et de la fantaisie de sa famille irlandaise émigrée dans le sud des Etats-Unis. Mary Lou ne dit rien de Mary-Lou Freel, mais certaines de ses tapisseries la font parler. Chacune de ses tapisseries raconte une histoire où les temps se mêlent comme dans les rêves, où les mémoires de la famille et de l’Irlande, de son paganisme et de son Christianisme, de l’Antiquité et de l’espèce humaine se nouent et forment d’étranges patchwork.
Mary Lou Freel a retracé toute l’Histoire de la tapisserie à travers son oeuvre (considérable, je n’ai rien montré de son oeuvre abstraite, expressionniste ou minimaliste). Elle s’inscrit comme autodidacte, dans la transmission de la broderie populaire et non du tissage qui demande d’autres moyens. Sa dernière tapisserie est faite de morceaux de tissu brûlé et de morceaux de patrons de couturière, qui sont comme les restes de l’incendie qui en 1911 à New-York, a ravagé une tour où travaillaient 150 femmes juives d’Europe de l’est considérées comme les meilleures couturières à l’époque dans cette ville. Le feu a pris dans les étages inférieurs et comme les patrons avaient bloqué toutes les issues de secours pour éviter le vol, elles ont toutes brûlé vives ou se sont tuées en sautant par les fenêtres. Je crois qu’elles étaient comme ses soeurs. Peut-être serait-il plus juste de dire que Mary Lou Freel coud et non qu’elle brode, elle coud pour refermer des plaies, des plaies personnelles peut-être mais plus sûrement les plaies collectives causées par les injustices et les persécutions.
L’oeuvre de Mary Lou Freel est aussi importante dans la broderie que celle d’un Jean Lurçat dans le tissage, même si elle n’a jamais eu jusqu’à présent d’exposition consacrée à son oeuvre et qu’elle est autodidacte. Tard dans sa vie, elle a voulu aller à l’université, elle voulait découvrir ce qu’on enseignait de cet art qu’elle avait appris de sa grand-mère et qu’elle avait pratiqué si longtemps en solitaire, loin des galeries et des critques. Sur ce qui l’intéressait, elle dit qu’elle n’a rien appris.
Son père était pianiste de jazz, elle-même se destinait à être pianiste, jusqu’à son premier concert qui sera le dernier. Elle est incapable de jouer en public. Mary Lou Freel ne m’a jamais dit quelle musique elle écoute quand elle coud, elle qui a arraché ses doigts à son piano pour les mettre au service du travail répétitif de la broderie, mais quand je regarde l’ensemble de son oeuvre, j’entends le mélange de musique et de chant baroques et contemporains créé par Simon Pierre Bestion avec son ensemble instrumental et vocal « La tempête » et tous ces âges de l’humain entrent en moi tandis que j’entre dans l’histoire de cette pianiste recroquevillant ses doigts sur des aiguilles dans le silence laineux, cotonneux et soyeux de son art.
Patrick Cady